Le langage performatif

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Aujourd’hui, nous retrouvons la suite des chroniques de Christian Vigne.

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Le langage performatif

“Mets ton pyjama !” Combien ai-je espéré que cette parole fût performative ce soir ! Il n’en a rien été et mon cher bambin a continué de sauter sur le lit jusqu’à sérieusement tendre tous les nerfs du foyer. L’action d’enfiler un pyjama n’a pas du tout suivi une parole ici à peine injonctive, totalement exaspérée mais certainement pas performative.

Avec le langage performatif, le simple fait de prononcer l’énoncé fait advenir l’acte. Par exemple, lorsque quelqu’un dit “Je te promets”, il accomplit l’acte de promettre. L’action est générée par les mots. Mais il y a des conditions de réussite. Pour qu’un énoncé performatif fonctionne, certaines conditions doivent être remplies. Par exemple, un mariage religieux n’est valide que si un prêtre ou une personne habilitée prononce “Je vous déclare mari et femme”. Si ces mots sont prononcés par une personne non autorisée, ils ne produisent pas l’effet attendu. Les officiants de Las Vegas sont-ils autorisés à prononcer ces mots ? Oui dans la mesure où l’autorisation leur a été donnée par les futurs époux et que nous sommes à Las Vegas. Le langage n’est performatif que si des conditions sont remplies et qu’un contexte préexiste.

Delphine Horvilleur dans “Il n’y a pas de Ajar” parle en ces termes du langage performatif. “Pour “l’Autre” c’est pareil. C’est ce qu’on appelle une parole performative, comme “Abracadabra”. C’est magique : à l’instant où tu en parles, il se pointe”. Le simple fait de prononcer l’énoncé fait advenir l’acte. Qu’il s’agisse de l’Ancien Testament ou du Nouveau (“Lève-toi et marche”), la parole divine est souvent, (toujours ?) performative. La parole performative est donc un attribut divin ou un attribut pour tous les aspirants au grade ci-avant. Prenez Emmanuel Macron “Je déclare les JO 2024 ouverts”. Et hop les Jeux Olympiques sont ouverts. Sacré Jupiter!

J’ai une théorie : si les modèles de langage rencontrent un si vif succès c’est parce qu’ils portent en eux la promesse d’une parole performative. En d’autres termes, avec chatGTP and co, je peux être un magicien, voire un Dieu, ou en tous cas me prendre pour lui. Clairement c’est péché, mais la tentation est trop grande.

La parole performative des LLMs fait advenir en premier lieu… de la parole. Le post Linkedin reformulé, l’email d’intro à un prospect, le poème pour rigoler, la dissertation qu’on n’a pas envie de rédiger…je trouve ça génial. Tous ces mots sont le fruit d’un “prompt” performateur, disponible 24h sur 24h, modulable, contextualisable, dans moulte langues, et ils donnent l’impression d’apparaître sous nos yeux comme une création ex nihilo. Je note que le verbe “to prompt” signifie en français “inciter, pousser à”. On est donc loin d’une injonction autoritaire telle qu’on pourrait l’imaginer provenant du divin. Les humains qui utilisent les LLMs seraient donc humbles face à leur divinité, ou leur désir de divinité. Au lieu du très doux verbe “to prompt”, on aurait pu dire “instruire” ou “ordonner”. L’orgueilleux se tapit sous son attitude hypocrite. Mais passons.

L’hubris est encore plus palpable quand la parole performative génère des actions, et pas seulement des mots, certes réels mais bien immatériels. Vous avez tous entendu parler de l’IA agentique qui en plus de la génération de mots permet de réaliser des actions: réserver tel restaurant, automatiser telle tâche, créer telle réunion…La production de mots, aussi fascinante soit-elle, ne suffisant pas à satisfaire les attentes des utilisateurs de ces modèles, il faudrait aller vers quelque chose de toujours plus matériel, de plus concret et donc de plus rentable.

Je me permets une analogie : au début des années internet, en tous cas dans le marketing digital, les impressions étaient la monnaie de référence (combien de fois une annonce est affichée), puis les annonceurs et les plateformes ont demandé et produit des actions plus intéressantes (combien de fois les annonces sont cliquées), jusqu’à être en mesure de produire des actions plus riches (combien de fois les annonces donnent lieu à des conversions). Nous sommes passés d’un système qui récompensait la quantité vers un système qui récompense la performance, par une progression vers des évènements de plus en plus “profonds”, utiles pour les internautes et rentables pour les annonceurs. S’agissant des LLMs, un même mouvement serait-il à l'œuvre ? De l’IA générative en abondance (qui dit abondance dit perte de valeur ou commoditization), vers de l’IA générative en performance ?

La parole performative fait advenir l’acte mais on pourrait aussi dire que la parole performative influence les actions humaines. A ce moment-là, ce n’est plus un modèle de langage qui exécute mon ordre, ou mon “incitation à”. Mais moi, homme, humain, qui entreprend une action à la suite à la parole d’un LLM. Après avoir chatté avec Open AI sur les raisons des réveils nocturnes de mes filles, je suis allé acheter du sirop à base de plantes (et accessoirement mettre 9 euros à la poubelle).

“Dors bien, mon enfant” : un jour, cette parole sera performative. En attendant, elle relève plutôt de la pensée magique, expression joliment traduite en anglais par “wishful thinking”. Heureusement, je peux prompter mon LLM et me consoler avec la promesse mais l’illusion d’une performance.

Très belle semaine à tous !

— l’équipe millefeuille.ai

👋 Si tu veux voir la précédente chronique de Christian, c’est par ici : “Fais chauffer l’algo”.

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